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La remise

dimanche 12 décembre 2010, par Guido

Ca caille. Faut pas faisander. Direction la chasse à la bécasse. La nuit finit la sienne. Je quitte le garage, les cristaux liquides du thermomètre de bord se figent en forme de 15. Un kilomètre plus loin, ils n’en affichent plus que la moitié. La dégringolade du mercure se poursuit jusqu’au large portail enchaîné de Gilles. 6 heures 30, - 4°C.
Le village de Vaunage est muet, pas même un jappement de chien gêné dans son sommeil de gardien. Fauteur de trouble, je sonne trois fois dans l’obscurité. Entre les battants du portail surgit alors une main kaki. C’est parti pour 15 minutes d’estafette dans le labyrinthe nocturne. La première étape nous conduit à l’armement. Précaution de bon père de famille, Gilles entrepose la quincaillerie au domicile de ses parents. La seconde halte s’effectue au bout de nulle part. A l’arrière, la tôle du coffre gémit sous les griffes des chiens qui s’impatientent.

« Je t’ai pris cette veste ». J’enfile le manteau kaki tendu par Gilles et plonge dans l’air noir et gelé. Gilles pose ses mains sur la calandre tiède pour observer l’aube. Derrière la dentelle des premiers arbres, l’étoile du berger et un filet de lune éclairent la terre givrée. J’ai déjà perdu la moitié de mes extrémités quand surgit une paire d’oiseaux. Laconique, Gilles m’annonce : « Des grives ». Siffleuses et pinsons chantent brièvement le lever du jour quand soudain, une silhouette passe au-dessus de nos têtes, fuyant à tire d’ailes. « C’en est une ! Elle regagne sa remise ».

Devant mon air ahuri, Gilles m’explique la vie aventureuse de la bécasse. La majeure partie de l’année, ce volatile vit reclus dans les forêts de Scandinavie ou de Sibérie occidentale. Il s’installe dans une remise, sorte de territoire où il séjourne au sol. Quand vient l’hiver, l’oiseau gagne sa résidence secondaire dans la Péninsule ibérique. C’est de nuit et en petite bande qu’il effectue cette longue migration.

Le bruit d’un moteur interrompt le cours d’ornithologie. « Monsieur le Marquis » comme on le surnomme par ici, fait le tour de "son" domaine. L’homme boursoufflé vient aux nouvelles. Calé sur le marche-pied boueux du 4x4, Gilles doit confesser ses intentions à l’aristo d’opérette, simple chasseur jaloux de son pré carré. Ce dernier écoute avant de donner son aval dans un souffle éraillé de parrain mafieux. Il tolère Gilles qui ne prélève ni sanglier, ni chevreuil dans « sa » garrigue. Il finit par disparaître dans un nuage de vapeur cristalline.

C’est l’heure. Un soleil rouge illumine les vignes contre lesquelles l’estafette était garée. Gilles libère les deux chiens qui flairent bruyamment la campagne en décrivant des cercles erratiques autour de leur maître ; celui-ci enfile un étrange collier : médaillon à la gloire de Diane, divinité cynégétique ? Amulette du chasseur fauve ? Au bip qui s’échappe du pelage des limiers quand il presse le pendentif, je comprends que la chasse à la bécasse se pratique à l’oreille.

La remise inaccessible des bécasses se gagne arcbouté entre les épineux. Gilles se glisse dans le mur végétal avec aisance, guettant l’arrêt du chien signalé par l’accélération des sons émis par le collier fluorescent. Chief, le plus aguerri des quadrupèdes, ratisse avec soin chaque bosquet tandis que son jeune compagnon galope sans but. L’apprenti s’aguerrit à chaque sortie. Depuis peu, sa progression met la chasse en péril car le néophyte a compris que le changement du rythme des bips émis par le collier de son congénère signale la présence d’une proie. Il fonce alors sans marquer l’arrêt ; pour Gilles, c’est la cavalcade assurée pour tenter un tir à courte distance au travers du fouillis des branches.

De longues heures durant, nous avons pourchassé cinq spécimens russes sous la voûte des arbrisseaux. Quatre d’entre eux ont achevé leur pérégrination dans la ligne de mire affûtée de Gilles.

La bécasse, ça se mérite ! L’animal fait preuve d’ingéniosité pour échapper à la traque, capable de se réfugier près des habitations dans des taillis inextricables ou de sauter une haie pour tromper les chiens. De plus, il faut une santé de contorsionniste pour manoeuvrer une arme dans les taillis. Enfin, sa viande exige une longue préparation pour être dégustée sous la forme de pâte à tartiner.

Au final, on aurait tôt fait d’éprouver de la pitié pour Gilles, sorte de masochiste heureux. Mais il n’en est rien car la chasse à la bécasse qui exige à la fois intelligence et persévérance - qualités attendues de l’homme moderne - n’est pratiquée que par une poignée de dilettantes.

Guido du Bourdon nippon.

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