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Le mode " U "

dimanche 15 janvier 2012, par Guido

Lucas* cache ses yeux derrière un large sourire. Il m’observe depuis son fauteuil roulant. La série de clichés de son accident qu’il vient de commenter m’a dégommé comme une quille de bowling.

 A l’écran, c’était le printemps. Un coin connu cent fois emprunté, un bout de droit après le défilé des lacets. Tranquille sur le filet de gaz. Bang ! La voiture arrête net la moto. Le guidon casse une jambe. Le parapet brise une main. Choc du casque contre un panneau de signalisation. Noir. Quatre mois de coma. Quatre mois d’oubli pendant lesquels le corps ne sait même plus respirer. Et puis un jour : réveil, les yeux remplis de larmes artificielles. Et puis, une vie qui se reconstruit autrement, à un autre rythme, celui du déambulateur.

 Ce témoignage écouté lors d’un atelier Sécurité routière m’a remué. Ce soir-là, j’ai gagné mon lit avec les boules, accrochées juste là, de part et d’autre du trou de la trachéo’. La fatigue a fini par avoir raison de mes cogitations au plafond.

 Me voici dans la lumière des flashs qui crépitent. Je suis balancé sous-secrétaire d’Etat en charge de la sécurité routière. Voilà ce qui arrive quand on lit la presse moto en période électorale avec de se coucher. Les questions des journalistes fusent mais je n’entends que le crissement de mes pas sur les graviers qui jonchent la cour de ce palais républicain. Je m’engouffre dans le hall et montre quatre à quatre les escaliers moirées pour gagner mon bureau. Porte. On me tend un dossier. Double-porte. Je lance le dossier sur le bureau Empire et m’affale dans un fauteuil hightech. Tourniquet face au mur clair. Silence. "Calme-toi, mon bonhomme". Re-tourniquet.

« Mortalité routière » clame l’étiquette parfaitement centrée sur la couverture du dossier. De biais, un post-it est griffonné. Je reconnais la calligraphie parkinsonienne du ministre des transports : « Dossier à tuer ». Quel humour...

 Mon chef de cabinet entre. C’est Lucas. Il déroule un plan, me montre des cotes et me tend un devis. La somme est astronomique. Il s’agit de transformer les routes de France en véritables axes de circulation. Finis les glissières hachoirs, les fossés douves, les virages à angle droit, les carrefours aveugles, les platanes tueurs, les zébras patinoires, les plaques en fonte huileuses, les poteaux matraques.

 Les mots d’ordre rythment ma lecture à la manière d’un clignotant : visibilité, adhérence, dégagement. Les collectivités territoriales seront mises à contribution comme les sociétés d’autoroute et les compagnies d’assurance. Le comité de pilotage devrait s’appuyer sur les DDE et l’association des maires de France. Les défenseurs du paysage d’antan feront pression. Le souci reste la masse considérable d’expropriations à conduire durant les cinq ans de mon mandat.

 Dubitatif, je me tourne vers Lucas. En équilibre sur les deux roues arrière de son fauteuil, il me lance : « Le tourner à gauche, alors ?! ». La plupart des collisions entre une moto et une voiture surviennent dans cette configuration.
 Je lis le plan quinquennal échafaudé par une commission d’experts. Il prévoit la transformation technique du parc automobile.

D’une part, l’habitacle des voitures serait modifié afin d’offrir une meilleure visibilité au conducteur. Le siège passager avant devrait être décalé en arrière, la surface vitrée de la portière droite serait augmentée afin d’accroître la visibilité et l’angle d’attaque du montant pourrait être agrandi. Les constructeurs sont invités à réinventer. Une prime à la casse est envisagée pour stimuler la modernisation du parc auto.

 D’autre part, les motos seraient équipées d’un phare diurne à éclats d’une puissance supérieure. Un feu clignotant à haute fréquence, quoi de plus efficace pour être vu ?

 Je m’échauffe. Cela paraît envisageable si c’est accompagné d’un bon plan de communication. Mais voilà que Lucas attire mon attention sur une sous-chemise dénommée « Mode U ». Le long exposé des motifs met clairement en évidence que les caractéristiques techniques de la moto (rapport poids / puissance, couple, étagement des boîtes de vitesses...etc) facilitent la multiplication des excès de vitesse petits comme grands.

 L’équipe de rédaction propose la mise en oeuvre du contrôle de l’injection électronique en milieu urbain. Le mode U pour "Urbain" or "Urban" transformerait n’importe quel bouilleur rageur en anodine marmite.

 Avec des rapports longs et en sous-régime, la vitesse de croisière baisserait tout comme la consommation énergétique. Aux entrées de ville, des bornes Wifi déclencheraient un signal sonore et lumineux sur le tableau de bord. Le motard passerait en mode U d’un coup de gâchette sur le comodo de droite. En cas d’oubli, le signal sonore s’amplifierait et un décompte serait affiché au compteur. Après un certain laps de temps, ce dispositif couperait la puissance jusqu’à l’extinction du moteur. Ce mouchard chronométrique faciliterait l’éventuelle verbalisation des hackers de la courbe de puissance. Je parcours le bilan de faisabilité. Tout le monde semble y trouver son compte.

 Je manque d’air. Je me redresse dans mon lit, moite. J’écoute l’obscurité. Bébé ronfle. Au loin sur le périph’, la plainte d’un quatre cylindres déchire la nuit. Tout est normal.

Guido du Bourdon nippon

NOTE :
* Si le prénom a été modifié, l’histoire de "Lucas" est rigoureusement exacte.
 Roulez à votre main en ANTICIPANT le comportement des autres.

EXTRACT :

I met Lucas during a road safety conference. We spoke a long time together. I was leaning on a wall, he was sitting in a wheelchair. He described his accident which took place six years ago. It was in Spring. A car knocked him down. He fell into a coma for four months before he began a long rehabilitation.

That night, it was difficult for me to get asleep. I had a bothering dream. I was appointed as Transports Minister. I had to find as soon as possible new measures to reduce road mortality.

At first, I decided to transform road infrastructures. No more blind crossroads. No more slippery zebra crossings. No more killing trees. I also tried to rethink car interiors enlarging the front passenger’s window. At last, I thought about the multiplicity of speed excess I did every day on my bike and I took a difficult decision : install the « U mode », a cruise control for urban moving. Turning my bike into a slow truck could be the solution to avoid Lucas’s calvary.